Jack London
Coureur de tempêtes ou chercheur d'or, grand magicien à ses heures qui fit parler les bêtes, pisteur et ami des Indiens, Jack London fut le compagnon, l'indispensable complice, le conteur rêvé de nos années en culotte courte. Plus tard, au cours de nos errances adolescentes, chez un bouquiniste de hasard, on découvre un autre Jack. Celui des écrits humanistes, l'homme de la révolution, ami des humbles, utopiste et pourfendeur d'injustices.
Et toujours les voyages ! Car le conteur se fait reporter : la Corée, le Mexique ! Avec tendresse et clairvoyance, il étire nos horizons. Et rassasie nos envies d'évasion, d'équité et d'exotisme.
Une fois adulte, c'est avec tendresse qu'on le relit. Affleurent alors çà et là, sous les tumultes de l'action, des confidences chuchotées. On découvre l'homme blessé. Orphelin, alcoolique, vagabond, il s'interroge sans forfanterie… et déroule avec constance l'écheveau de ses réflexions sur la condition humaine. Jack London, l'idéal compagnon littéraire de toute une vie.
L'enfance
" Je n'ai jamais eu d'enfance et il me semble que je suis sans cesse à la recherche de cette enfance perdue ", lâchait crûment Jack London. Il naît le 12 janvier 1876 à San Francisco. Fils de Flora Wellman, femme instable et férue de spiritisme, il ne connaîtra jamais son père biologique (on pense qu'il s'agit de l'astrologue William Chaney). Huit mois après la naissance de Jack, Flora s'est en effet remariée avec un certain John London. Ce n'est qu'à l'âge de vingt et un ans que Jack apprend que cet homme dont il porte pourtant le nom n'est vraisemblablement pas son géniteur. Le choc est plutôt rude !
Flora n'ayant pas la fibre maternelle, Jack est élevé par une nourrice, Jennie Prentiss, une femme noire qu'il aime plus que sa mère. Cependant à la maison, l'affection manque cruellement. Et dès l'âge de dix ans, Jack doit gagner sa vie en trimant dur, en vendant des journaux, devenant un gosse des rues, coriace et batailleur. À treize ans, il travaille dans la conserverie d'Hickmott (jusqu'à dix-huit heures par jour, payé dix cents de l'heure !). Là, il découvre la condition d'esclave des ouvriers et ce triste constat le hantera toute sa vie. Avec l'argent de tante Jennie, il achète un petit bateau, le Razzle Dazzle, et écume alors la baie de San Francisco. Pour gagner sa vie, il devient pilleur d'huîtres ! L'argent est vite gagné et flambé. Il fréquente les marins du port d'Oakland et, à peine âgé de seize ans, se met à boire avec les durs, les voyous. (" Il valait mieux régner parmi les pochards que de passer douze heures à l'usine pour gagner à peine un peu plus d'un dollar "). Lassé par ses razzias d'huîtres, il rallie la Patrouille de Pêche californienne et le voleur se fait gendarme ! Repousser l'horizon, toujours, vivre vite, d'adrénaline, d'aventure, naviguer, travailler en défiant le hasard… le jeune Jack London est insatiable !
" En 1894, à nouveau chômeur, il rejoint l'armée des sans-travail de Jacob Coxey qui s'ébranle en une gigantesque marche de protestation vers Washington. C'est une véritable cour des miracles ! London se mêle aux vagabonds, apprend à mendier, à dépouiller le passant et à voyager clandestinement de train en train, risquant sa vie à chaque étape. Baptisé " Frisco Kid ", il est arrêté à Niagara Falls pour vagabondage et doit purger trente jours au pénitencier d'Erié, trente jours d'enfer. On retrouve, fascinés, tous ces croustillants épisodes de jeunesse dans ses romans et nouvelles. London raconte avec verve et virtuosité son expérience de pilleur d'huîtres et de garde-côte dans Les Pirates de San Francisco (cf. également La croisière du Dazzler). De son inexorable descente aux enfers de l'alcool, il rédigera le sombre et autobiographique Cabaret de la dernière chance. Enfin de ses pittoresques errances ferroviaires, naîtra un immense chef-d'œuvre, Les Vagabonds du rail, classique d'entre les classiques, osé, qui fut l'un des premiers ouvrages à dépeindre une Amérique atypique mais réelle : l'Amérique de toutes les misères. (Et n'oublions pas que ce petit joyau littéraire inspirera bien plus tard un autre chef-d'œuvre à naître : le Sur la route d'un autre vagabond céleste, Jack Kerouac
La neige
Dès 1897, une rumeur se répand dans toute l'Amérique, balayant tel un vent de folie la baie de San Francisco : il y a de l'or dans le Klondike ! Il n'en faut pas plus pour aiguiser l'inextinguible soif d'aventure du jeune London et solliciter sa fibre bohème. Le 25 juillet de la même année, notre apprenti bourlingueur, ivre d'espoirs, s'embarque pour le Nord ! Au bout du voyage, il découvre un pays de solitudes glacées, sauvage, d'une indicible beauté. Il y passera un an d'efforts, de souffrances, de prospections, à braver dangers, rapides, privations. Il en reviendra malade du scorbut… avec pour toute fortune : 4 dollars 50 cents en poche ! Mais il dira de cette expérience : " C'est dans le Klondike que je me suis réellement découvert. Là-bas, personne ne parle. Tout le monde pense. On y développe une vraie vision des choses. Ce fut mon cas ".
Premiers souvenirs de ce pays de neige, Jack London publie en 1900 un superbe recueil de nouvelles intitulé Le Fils du loup. À partir de là, naît sa véritable vocation : il devient un écrivain officiel, reconnu. Il hérite - ravi -, du surnom de " Kipling du Nord ". Ces incursions au Klondike vont encore lui porter bonheur. C'est toujours en évoquant cette nature de beauté, de violence, à laquelle l'homme doit sans cesse se mesurer, qu'il va gagner ses véritables lettres de noblesse. En 1903, un autre récit balayé par les blizzards du Klondike, L'Appel de la forêt, vaudra à London une reconnaissance mondiale immédiate. Dorénavant - et durant toutes ses années de productions littéraires -, Jack London sera l'auteur le plus célèbre et le mieux payé d'Amérique (de 1899 à 1916, il rédigera un millier de mots par jour et vendra chaque mot qu'il écrira. En dix-sept ans, il publiera plus de cinquante livres et signera plus de mille articles publiés séparément !).
Ses aventures dans le grand Nord vont lui inspirer d'autres romans et nouvelles : Fille des neiges, Belliou la fumée, Construire un feu, Les Enfants du froid, En pays lointain, Le Mépris des femmes(théâtre), Souvenirs et aventures du pays de l'or, Radieuse Aurore… mais surtout, absolu trait de génie, l'admirable Croc Blanc, à la fois fable philosophique et récit d'initiation, bouleversante histoire d'un demi-loup qui découvre, lardé de désillusions et de plaies, le monde cruel des humains. Sur cette terre de silence et de neige, située en Alaska, entre le Canada et les étendues glacées du cercle arctique, se joue le plus farouche des enjeux : la lutte pour la vie ! Ce thème, récurrent dans toute l'œuvre de London (cf. notamment ce petit chef-d'œuvre qu'est L'Amour de la vie), bat au cœur de ce roman que London définira alors comme " évolutionniste ". Enfin, de ce périple au pays de l'or, il faut citer un fait important : la rencontre de London et des ethnies amérindiennes. Il assiste, impuissant et grave, à l'anéantissement d'un peuple de guerriers et de sages face à la folie insatiable et absurde des Blancs. En naîtront des textes d'une incandescente lucidité, notamment : La Loi de la vie, La Manière des Blancs, La Piste des soleils, L'Imprévu (un sommet !) ou La Ligue des vieux que London définira comme " la meilleure nouvelle que j'aie jamais écrite ".
La mer
" Depuis l'âge de douze ans, j'ai éprouvé l'attirance de la mer ", nous confie Jack London. Après le Klondike, la mer est de toute évidence son autre thème de prédilection, sa seconde grande inspiratrice. Il lui consacrera trois romans majeurs : La Croisière du Dazzler, Le Loup des mers(mythique !), et Les Mutinés de l'Elseneur. Ces récits, comme à l'accoutumée, font sans cesse référence à ses expériences vécues. On se souvient d'un Jack encore enfant (douze ans), sillonnant la baie de San Francisco sur une coque de noix. On garde tous en tête ses exploits de pilleur d'huîtres… ou de garde-côte, traquant à son tour les pirates de la baie ! Mais il faut citer un fait plus important : le 20 janvier 1893, âgé de dix-sept ans, London s'engage comme mousse à bord du Sophie-Sutherland pour aller chasser le phoque dans la mer de Behring et sur les côtes du Japon. Ce seront là sept mois décisifs, sept mois de labeur, d'apprentissage forcené, de cohabitation avec vingt-deux matelots endurcis… mais à l'arrivée, sa véritable rencontre avec la mer ! Ce sera également la source d'inspiration de son premier texte jamais publié : Un Typhon sur les côtes du Japon. C'est dire !
Bien des années plus tard, un second souffle maritime - tout aussi épique -, traverse la production littéraire de London. L'écrivain se fait construire un bateau de dix-huit mètres de long, le Snark, qui lui coûtera une petite fortune (30 000 dollars). D'avril 1907 à novembre 1908, en compagnie de son épouse Charmian, il effectue une croisière qui le conduit à Hawaï, puis à Tahiti, aux îles Marquises, aux îles Fidji… et qui s'achève à Sydney (Australie) après bien des péripéties, des avaries, des aventures tragi-comiques. Si l'expérience ne fut guère concluante sur un plan matériel (il en revient quasi-ruiné !), elle a l'avantage de renouveler les thèmes d'inspiration du grand Jack. Désormais, il nous entraîne, grand hunier déployé, sur les chaudes mers du Sud où exotisme rime forcément avec cannibalisme. D'abord il publie le très autobiographique journal de bord : La Croisière du Snark. Puis ce seront : L'Aventureuse, Contes des mers du Sud, Le Fils du soleil, L'Île des lépreux, Histoire des îles… ainsi que deux romans, deux superbes histoires de chiens dont il possède le secret : Michael, chien de cirque et Jerry, chien des îles.
" Une fois qu'on est marin, c'est pour la vie. La saveur de l'eau salée est toujours présente ", avouait London. En 1910, il achète un navire de neuf mètres de long, le Roamer. Toujours avec Charmian, il y effectuera bon nombre de croisières (ils explorent le fleuve Sacramento, remontent le delta de Sonoma Creck, passent des mois à naviguer de façon continue). La vie à bord est idyllique. Jack écrit sans cesse, Charmian tape à la machine. On retrouve des épisodes de ses moments de sérénité dans La Vallée de la lune. Jack passera les trois quarts du reste de sa vie sur les îles, y ayant sans doute trouvé un avant-goût lénifiant de paradis.
Le socialiste
Dans une lettre, adressée en 1909 à William E. Walling, Jack London écrivait : " Je suis un révolutionnaire absolument irréductible. Je serai toujours d'avis que le parti socialiste demeure rigidement irréductible ". Prise de position violente, enthousiaste, tranchée, qui contraste avec la pensée courante de l'Amérique du grand capitalisme d'alors. Sous l'éclairage de certains faits biographiques, on comprend qu'il ne pouvait en être autrement. D'abord, fait troublant, London et le parti socialiste américain (Socialist Labor Party) naissent la même année, en 1876 ! Puis l'enfance le prédispose à la révolte : l'obligation de gagner son pain dès l'âge de dix ans, être prématurément confronté aux cruautés de la rue et aux dures lois de la survie plombent de façon irréversible son regard d'enfant de gravité, de constats lucides, d'objections. Plongé dans les noirceurs du prolétariat, notre jeune apprenti exalté découvre d'instinct la rébellion. Le socialisme, London le rencontre véritablement sur le chemin de Washington, avec l'armée en guenilles des " sans travail ". Ses compagnons d'infortune, chômeurs, mendiants, vagabonds, lui parleront de Karl Marx, de Spencer et du Manifeste Communiste ! Fort de cette initiation buissonnière, London va dévorer tous les livres qui abordent ce sujet et ses convictions vont se muscler de page en page, à l'ombre des rayonnages de la bibliothèque municipale d'Oakland. Le voici dorénavant révolutionnaire ! Il cause quelques beaux scandales au Collège secondaire d'Oakland, notamment en publiant un texte qui s'achève par : "Soulevez-vous, Américains, patriotes et optimistes ! Réveillez-vous ! Reprenez les rênes des mains des gouvernants corrompus et instruisez vos masses ! ".
En avril 1896, London adhère au Socialist Labor Party et en restera - jusqu'en mars 1916 -, l'un de ses plus prestigieux ambassadeurs et militants. London exposera son rêve d'une révolution armée dans Le Talon de Fer, œuvre majeure qu'il qualifiera d'hommage à Karl Marx. Ce manifeste visionnaire, ce roman magistral précise sa condamnation sans appel du capitalisme, étendard idéologique que London ne cessera de brandir tout au long de son œuvre (cf. Les Temps maudits ou le très engagé Yours for the revolution). Dans l'une de ses plus ambitieuses réalisations, Martin Eden, sorte d'autobiographie sublimée, London met avec délectation ses propres indignations et révoltes dans la bouche de son héros. Savoureux. On en redemande ! En 1903, London (en tant que reporter) est envoyé pour couvrir la guerre des Boers, il en profite pour faire une halte à Londres. Déguisé en mendiant, il s'immerge parmi les laissés-pour-compte des bas-fonds de la ville et en tire un récit journalistique stigmatisant, d'une analyse saisissante, d'une justesse hallucinée : Le Peuple de l'abîme. En 1904, il accepte l'offre de presse du millionnaire William Randolph Hearst et part à nouveau en tant que reporter couvrir la guerre russo-japonaise… mais trop entreprenant, il se fait quasiment expulser par les Japonais ! Il récidivera en 1914 en allant couvrir cette fois la guerre du Mexique (cf. Le Mexique puni). L'aventure avant tout !
Mais sa foi en l'idéal socialiste américain s'érode progressivement avec le temps. Son combat s'achève, après vingt années de loyaux services, par une amère lettre de démission le 16 mars 1916 (l'épisode du Snark sera déterminant : ce bateau lui coûte une véritable fortune et les camarades s'indignent de le voir partir pour une croisière, délaissant momentanément le combat, sur un yacht de milliardaire). Cette même année, en 1916, London est très malade. Il absorbe n'importe quoi : strychnine, aconit, belladone, héroïne, morphine… Le 22 novembre, ne pouvant dormir, il se fait une trop forte injection de morphine et tombe dans un coma profond. Il meurt peu après. On a beaucoup parlé de suicide. Rien n'est moins sûr. Le grand Jack, l'homme de toutes les libertés, emporte avec lui l'ample mystère de sa dernière révérence.
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